Après avoir octroyé le contrat d’approvisionnement du pays à Addax Energy en janvier, le ministre du Pétrole a finalement déclaré l’appel d’offres infructueux. Le Suisse Trafigura, le Russe Litasco et le Dubaïote BB Energy espèrent profiter de cette nouvelle chance. Enquête sur un bras de fer remonté jusqu’au sommet de l’État.
Après l’accord signé par toutes les parties le 22 novembre, la situation semblait apaisée entre Addax Energy, filiale d’Oryx Energies, et Nouakchott. Toutes les demandes de pénalités formulées par la Société nationale industrielle et minière (Snim), la Société mauritanienne d’électricité (Somelec), mais aussi les distributeurs locaux comme El Bezine, Atlas et Star Oil avaient été abandonnées.
En contrepartie, le trader genevois avait accepté de payer 9 millions d’euros à répartir entre les différentes parties mauritaniennes, à l’exception de la Snim. Mais il avait aussi obtenu de récupérer les deux cautions de 10 millions de dollars que la Snim avait gelé pour compenser des retards dans les livraisons de carburant.
Dans la foulée, Addax avait participé et gagné début janvier l’appel d’offres pour l’approvisionnement du pays à partir du 15 avril, et ce pendant un an. Ce contrat d’un million de tonnes de fioul, de kérosène, de gasoil et d’essence représente un chiffre d’affaires d’environ un milliard de dollars.
La trêve fut finalement de courte durée. À la surprise générale, le ministre du Pétrole, des Mines et de l’Énergie, Abdessalam Ould Mohamed Salah, a pris le 24 février un arrêté pour annoncer que l’appel d’offres était finalement déclaré infructueux. Une décision qu’il n’a pas eu besoin de motiver conformément aux textes en vigueur. Tous les traders sont désormais invités à faire de nouvelles propositions. Leur examen par la Commission des hydrocarbures est prévu le 18 mars. En coulisses, il s’agit d’un nouvel épisode d’une guerre d’usure pour contrer l’hégémonie d’Addax.
Guérilla
Une guérilla véritablement engagée après l’arrivée au pouvoir du président Mohamed Ould Ghazouani, en juin 2019. L’an dernier, la Snim avait par exemple exigé le paiement de 34 millions de dollars pour des retards, obligeant Addax à engager une procédure d’arbitrage d’urgence devant la Chambre de commerce internationale (CCI) de Paris. Dans le cadre de l’accord du 22 novembre, la société minière a d’ailleurs obtenu le remboursement des quelques dizaines de milliers d’euros engagés pour sa défense.
Adjudicataire de l’approvisionnement du pays depuis 2016, un record de longévité depuis la création de ce contrat en 2002, le trader n’avait, au cours des trois premières années où il avait assuré l’approvisionnement en carburant du pays, jamais été véritablement contesté. Il y avait bien sûr eu des négociations en fin d’année avec les fonctionnaires du ministère pour solder un certain nombre de pénalités.
Mais celles-ci ont toujours eu cours, quelque soit le trader. Fin 2014, BB Enregy, société détenue par des intérêts libanais mais implantée à Dubaï, a par exemple payé 4,5 millions de dollars après avoir entamé une procédure d’arbitrage, puis accepté une transaction. Trafigura, Fal Oil, Vitol et Gunvor ont eux aussi dû en leur temps faire quelques concessions financières.
Trente millions de dollars d’économie
Si Addax s’est imposé au cours des dernières années, c’est parce que ses cotations sont très difficiles à égaler, que le prix est un critère déterminant et que le processus de dépouillement des offres est transparent. Le négociant a aussi bénéficié dans une certaine mesure d’un besoin accru de stabilité dans l’approvisionnement du pays en produits raffinés alors que sévissait la pandémie de Covid.
Fin 2019, le Premier ministre alors en poste, Ismaïl Ould Bedda Ould Cheikh Sidiya, avait bien demandé une première fois à ce que l’appel d’offres que le trader avait gagné soit déclaré infructueux, permettant à Litasco, filiale du russe Lukoil de l’emporter. Mais en bout de course, le chef de l’État avait exigé que ce changement de partenaire n’entraîne pas de hausse de coût pour le pays et Addax avait finalement récupéré l’approvisionnement du pays, d’abord pour six mois alors que son contrat arrivait à échéance et que le pays pouvait craindre une pénurie de carburant.
Pour battre ses concurrents, le trader, dirigé par Moussa Diao, tire profit des infrastructures qu’il possède à Las Palmas, aux Canaries, situées à 1200 kilomètres au nord de Nouakchott, et de synergies avec d’autres contrats qu’il détient dans la région. Selon nos informations, sa proposition permettait en janvier aux parties mauritaniennes de réaliser environ 30 millions de dollars d’économie vis-à-vis des offres de ses compétiteurs.
« Contrat à risque »
Le marché mauritanien, trois fois moins important que ceux du Sénégal ou du Mali, impose de nombreuses rotations pour effectuer les livraisons compte tenu de ses capacité de stockage limitées, restreignant la marge des négociants. Annoncées à 400 000 tonnes, les réservoirs mauritaniens ne seraient, selon une source proche d’Oryx, que d’environ 120 000 tonnes.
Beaucoup de négociants de premier rang comme Vitol, Glencore ou Gunvor ne participent plus aux appels d’offres du pays. « C’est un contrat à risque », indique un connaisseur du dossier. « Chaque année, les lignes rouges sont un peu plus repoussées. Il y a tant d’intervenants que c’est difficile de mettre tout le monde d’accord. Un jour le pays devra le remettre à plat, sinon plus aucune société ne voudra soumettre une offre ». Les traders Trafigura, Litasco, eux-aussi basés en Suisse, ainsi que des sociétés plus petites comme BB Energy, restent néanmoins sur les rangs.
Réseau
Sur le terrain, ces fournisseurs ont leurs partisans. Trafigura est proche de Tidiani Ben Al Houssein, président du distributeur Star Oil Group, tandis que le représentant du négociant russe Litasco en Mauritanie compte au sein de son réseau le patron du groupe AON Mohamed Ould Noueigued, souvent présenté comme la première fortune de Mauritanie, et propriétaire du petit distributeur pétrolier SMP Atlas. Ce dernier a adressé à Addax en 2021 une demande de pénalités de plusieurs millions de dollars pour des retards de livraison alors que sa commande n’était que de quelques dizaines de milliers de dollars.
Les futurs rois africains du pétrole… et du gaz
Loin de rester inactif face à la menace d’une éviction, Addax a lui renforcé sa présence sur le terrain. Représenté par Mohamed Ould Brahim Ould Boucheiba, le négociant genevois a aussi eu recours en 2020 à l’homme d’affaires proche du palais Sidy Amar pour tenter d’aplanir les dissensions avec les fonctionnaires du ministère du Pétrole, à même de tempérer les demandes de pénalités de retard de la Somelec, de la Snim et des distributeurs locaux alors que la Mauritanie n’offre pas les conditions de stockage prévues dans le contrat.
Addax est par ailleurs accompagné par l’avocat Éric Diamantis (Diamantis&Partners) dont l’un des associés est le franco-mauritanien Jemal Taleb. Mais pour l’heure, le chef de l’État Mohamed Ould Ghazouani se tient manifestement à l’écart de ce dossier.
Tensions au sein du gouvernement
Selon nos informations, la Somelec a adressé le 10 février une nouvelle demande de pénalités à Addax d’un montant de 14 millions de dollars pour des retards liés au contrat échu en avril 2021. Estimant cette exigence infondée, tous les litiges ayant été théoriquement réglés par l’accord signé en novembre dernier, Addax a prévenu la Somelec qu’il excluait de répondre favorablement à ses attentes. Le directeur du trading pour l’Afrique de l’Ouest du négociant, Éric Derhille, a par ailleurs informé le ministère du Pétrole, des Mines et de l’Énergie, la Commission nationale des hydrocarbures et l’administrateur général de la Snim, de la décision prise par son groupe.
Un rendez-vous serait néanmoins prévu le 15 mars à Nouakchott entre les parties. Toujours selon nos informations, l’état-major d’Addax a aussi reçu une autre demande de pénalités émanant du distributeur Star Oil. A moins d’un mois et demi de l’échéance du contrat d’Addax, la Mauritanie n’a pas choisi son futur fournisseur de carburant. Ce dossier serait à l’origine de tensions entre le ministre du Pétrole et le Premier ministre Mohamed Ould Bilal, favorable à la stabilité des prix. Seule certitude : le nouvel appel d’offres occasionnera un surcoût pour l’approvisionnement du pays en produits raffinés compte tenu de la remontée des cours, accélérée par l’offensive russe en Ukraine.
Par Julien Clémençot